Salut 4sStylZ,
Ça fait plaisir de te «revoir» dans les parages.
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Suis‑je designer ? Si je me conforme à la définition française, oui. Le truc, c’est que je n’aime pas beaucoup cette définition. Je trouve que ça fait trop formule magique. Dès que je vois un mot anglais, j’ai mon détecteur de langue de bois qui clignote. Je m’explique.
Le mot designer est un mot d’emprunt de l’anglais qui veut dire concepteur. Comme tu le sais sans doute. Mais les français ont modifié le sens de ce mot pour y ajouter quelque chose de différent. Quelque chose que les anglo‑saxons, me semble‑t‑il, ne mettent pas du tout.
Conception vient du latin conceptus qui signifie «action d’accueillir et de contenir». Et C’est exactement le même mot en latin pour traduire la période de gestation des femmes. N’est ce pas ce qu’elles font pendant cette période pour parler basiquement? Elles accueillent la «graine» et elles le contiennent jusqu’à ressortir l’enfant. Du reste, aujourd’hui encore dans la langue française, on dit : concevoir un enfant. Et de même dans la bible, on parle d’immaculé conception.
Et bien concevoir en technologie, c’est exactement ça mais avec des idées. (Que saurait‑il faire d’autre un homme…?)
On accueille une idée. Parfois c’est sa propre idée, parfois c’est celle des autres. (Trop souvent dans l’industrie, c’est celle des autres…) Puis on la met en gestation un certain temps et selon un processus créatif plus ou moins complexe. Jusqu’à obtenir une chose tangible, quelque chose de réelle.
Alors, oui, c’est exactement ce que je fais. Et définitivement, je suis un concepteur. Et si je le dis en anglais: I am a designer. Au sens strict.
Mais c’est un peu court pour décrire l’activité dans son détail. La question est: Je conçois quoi ? Et je mets en œuvre quelle discipline ? Le quoi et le comment sont, selon moi, la seule façon de ne pas se tromper dans la description de son métier.
Alors, posons les choses simplement. Je fais des claviers pour l’informatique. Facile, ça tout le monde aura compris. Et je déploie les disciplines suivantes : électronique, mécanique, programmation, menuiserie, de l’ergonomie. Et quoi d’autre ? Quelle est donc cette substance subtile qui tend à identifier une esthétique. Et peut‑être pour certain une émotion ?
Je ne vois pas ce que cela pourrait être d’autre que de l’art. Ou peut‑être de l’artisanat à la limite. N’en déplaise à ces quelques artistes contemporains qui prétendent éliminer la question du beau dans l’art (et même du message politique ou sociétal dans l’art). Il me semble que c’est bien cela qui est ajouté en plus dans le mot designer à la française. Et à l’italienne aussi d’ailleurs.
La distinction entre art et artisanat est relativement tardive. Elle date de la Renaissance. Cette distinction est apparue en Italie au moment précis où un petit groupe de gens sont devenus très très riches. L’époque des grands explorateurs, Marco Polo… Et la naissance des banques modernes. Les prémices de la mondialisation de l’économie. Et où ces gens richissimes ne savaient plus comment afficher, affirmer, leur distinction sociale. Alors ils ont demandé à avoir des choses, même inutiles, que personne d’autre pouvait se payer. L’art, au sens de l’opposition à l’artisanat, est né de cet acte d’orgueil.
La différence entre art et artisanat est très culturelle. L’art se voudrait inutile alors que l’artisanat se voudrait utile. Et il existe encore des cultures humaines où on ne fait pas la distinction.
Et c’est pour cela, que je tiens à préciser que dans ce que je fais il y a un peu d’art, de l’art utile. Et c’est là un jugement moral et une philosophie que j’assume.
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Démystifions un peu ce qu’est l’art à l’origine. Une origine antique.
La forme d’une chose existe qu’on le veuille ou non. Et c’est à partir du moment où on décide de s’en préoccuper que cela devient art. L’art arrive en fait de façon assez naturelle. Car l’esprit humain déteste laisser les choses au hasard. Moi‑même, je n’ai pas pu m’empêcher de trouver des règles de proportion et une logique harmonieuse dans le dessin de l’objet.
D’ailleurs le mot art vient du latin artis qui signifie «façon d’être» et «façon d’agir». Et lui‑même dérive du latin armus qui donne arme et bras (arm in english). Et armus est lié au grec harmos, jointure, épaule. Et harmos donnera aussi le mot harmonie. Artis donne aussi artificium qui signifie talent et donnera en français artifice. Artis donne aussi artifex qui veut dire métier en latin. L’équivalent grec de artis est tekhnê qui donnera en français technique.
Au fond l’art et la technologie ne sont pas si éloignés qu’on le croit. D’ailleurs dans les vieilles écoles d’ingénieurs, il y a le mot art. Les Arts et Métiers. Et le nom complet de l’école Centrale, c’est : l’école Centrale des Arts et Manufactures. Je ne crois pas que ce soit un hasard.
C’est beau l’étymologie non ? On retrouve le sens cacher des mots.
Ma source étymologique : Le Robert, dictionnaire historique de la langue française ; par Alain Rey ; édition 2000.
Allez un dernier pour la route. Ergonomie, vient du grec ergon qui signifie travail et nomos qui signifie loi ou règle. Et comme chacun sait que les règles humaines sont arbitraires. Cela semble dire clairement que l’ergonomie est encore balbutiante, un art probablement et pas encore une science…
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Je partage ton analyse sur ces sites reddit, geekhack et desktority.
J’aime pas trop reddit qui est trop dans l’instantanéité. Je suis pas assez hyperconnecté pour l’apprécier.
Les claviers sur keyboard of the month sont souvent très banals. Et le mois de février 2020 a fait figure d’exception.
Le truc avec les votes, c’est qu’ils tendent à favoriser l’uniformité, la conformité. Et tout le monde fini par se ressembler
Même sur le fil
https://www.reddit.com/r/ErgoMechKeyboards/ c’est frappant. Bien qu’il y a de l’innovation. Tout le monde se copie. Et avec ce système de vote permanent pour savoir qui va se retrouver au dessus du fil. On dirait que c’est le plus consensuel du moment qui se retrouve en haut.
Je préfère les choses plus posées, qui laissent le temps de l’analyse. L’important pour moi est de chercher la singularité.
Et la singularité souffre de tout jugement trop hâtif. Surtout avec un vote permanent, cela agit comme un moyennage, une moyenne glissante temporellement.
Une singularité, même si un nombre non négligeable de personne l’apprécie, peut mettre beaucoup de temps à ressurgir au‑dessus de la pile pour devenir banal.
C’est pas grave. Ce phénomène me va très bien au fond. Comme j’aime la lenteur, cela me laisse du temps pour me réinventer avant de sombrer dans le banal.